Manuel pour les étudiants de la IVe année Dossier 6.


Littérature française du XXe siècle = Французька література ХХ століття: У 2 ч. / Укл. Г.Ф. Драненко, О.О. Матвєєва. – Чернівці: Рута, 2007. – Частина 2. – 88 с.

DOSSIER 6.  BERNARD CLAVEL (né en 1923)


1. Biographie
Bernard Clavel est né le 29 mai 1923 à Lons-le-Saunier, au fond d’un grand jardin où peinaient son père ancien boulanger et sa mère fleuriste. Enfant rêveur et peu studieux, il quitte l’école à quatorze ans pour entrer en apprentissage chez un pâtissier de Dole. Les deux années qu’il passera sous la coupe d’un patron injuste et brutal le marqueront profondément, faisant de lui un éternel révolté.
Du fournil à l’usine de lunettes, du vignoble à la forêt, de la baraque de lutte à l’atelier de reliure, de la sécurité sociale à la presse écrite et parlée, il connaîtra bien des métiers qui constituent “ ses universités ”, un peu comme London, qui l’a tant fait rêver, ou Gorki à qui André Maurois devait le comparer dès ses premiers livres.
Sans aide, sans conseiller, sans véritable maître, dès l’adolescence, il peint et écrit, songeant en secret au jour où il pourra se consacrer totalement à l’art. Personne ne prend au sérieux cet autodidacte qui se croit artiste. Il détruit plusieurs romans et de nombreux poèmes et nouvelles avant que René Julliard ne se décide à publier L’Ouvrier de la nuit, en 1956. Cette publication lui permettra de rencontrer Jacques Peuchmaurd qui deviendra, au plein sens du terme, son directeur littéraire. Encouragé dès lors par Reverzy, Lanoux, Bachelard, Gabriel Marcel, Hervé Bazin, Marcel Aymé et quelques autres écrivains, il poursuit une œuvre qui s’impose peu à peu. En quarante ans, il publie près de quatre-vingt-dix livres qui seront traduits dans une vingtaine de pays. Certains de ses romans connaissent des tirages qui atteignent plusieurs millions d’exemplaires pour la seule langue française.
Bernard Clavel a reçu plus de 20 prix littéraires dont le Prix Goncourt pour Les Fruits de l’hiver, les Grand Prix de la Ville de Paris et de la Ville de Bordeaux pour l’ensemble de son œuvre, le Prix des Maisons de la Presse…
Élu à l’académie Goncourt en 1971 au couvert de Jean Giono, il démissionne en 1977, trop pris par l’écriture pour consacrer tant de temps à la lecture, et plus à l’aise dans les grands espaces que dans les salons où se nouent les intrigues.
Le cinéma et la télévision ont largement puisé dans son œuvre. Enseignants et universitaires sont nombreux à se pencher sur ses contes et poèmes pour enfants, mais aussi sur ses romans qui passionnent les adolescents tout autant que les adultes.
Épris de justice et de paix, Bernard Clavel participe à bien des combats, s’efforçant de rester toujours fidèle à l’esprit de ses maîtres, Romain Rolland, Gandhi, Tolstoï, Louis Lecoin, Maurice Lelong, Gilbert Cesbron, Jean Giono, Jean Guéhenno, Casamayor.
Éternel errant, avec comme point d'ancrage sa table de travail, il écrit et peint partout avec le même acharnement.
Il dit volontiers que son mariage avec la romancière québécoise Josette Pratte lui a permis de donner à son œuvre une deuxième vie. Elle lui a apporté de nombreux livres, à commencer par sa grande fresque romanesque Le Royaume du Nord, inspirée par l’aventure des pionniers canadiens.
Ces dernières années, Bernard Clavel a renoué avec son Jura natal, avec le Rhône, en montrant une force d’imagination et une liberté d’inspiration tout à fait nouvelles.

2. Activité littéraire de Bernard Clavel

Parce que Bernard Clavel a obtenu le Prix Goncourt avec Les Fruits de l’hiver - inspiré par la vieillesse, la solitude et la mort de ses parents -, il a longtemps été classé parmi les romanciers qui puisent l’essentiel de leur nourriture dans leur existence et celle de leurs proches. C’est exact dans une certaine mesure, pour L’Espagnol, les quatre volumes de La Grande Patience, L’Hercule sur la place et Le Soleil des morts. Ce qu’on oublie cependant, c’est que Bernard Clavel n’a pas commencé par cette voie: Pirates du Rhône, Qui m’emporte, Malataverne, Le Voyage du père, tout comme les quelques manuscrits de ses débuts qu’il a détruits, sont œuvres d’imagination.
Ce qui a poussé cet autodidacte à écrire n’est pas tant le besoin de se raconter que celui de raconter des histoires. Comme il l’a lui-même confié dans ses Petits Bonheurs, Bernard Clavel n’a jamais cessé d’être l’enfant qui naviguait: perché sur un chêne dans le jardin de son père, il en voulait terriblement aux adultes de ne voir en son perchoir qu’un arbre - lui qui s’imaginait sur un trois-mâts.
Oui, c’est bien d’imagination qu’il s’agit avec des romans comme Le Seigneur du fleuve dont le héros principal n’est autre que le Rhône. Bernard Clavel est homme de fleuves et de forêts, homme de liberté. Son souffle est puissant, extraordinaire; sa démarche toujours inattendue. Dans Les Colonnes du ciel, contant l’épopée d’un compagnon charpentier et d’une poignée de Comtois, il rappelle une page de l’histoire de France gommée par les historiens. La critique a par ailleurs salué La Saison des loups et les quatre volumes qui lui font suite comme l’une des grandes fresques de notre temps.
L’œuvre de Bernard Clavel figure parmi les plus étudiées dans les écoles depuis quelques années: en particulier Malataverne, La Maison des autres, L’Hercule sur la place, L’Espagnol, Harricana, Amarok. Il convient d’ajouter aux romans et nouvelles quelques essais comme Lettre à un képi blanc, où le pacifiste répond aux fauteurs de guerre. Puis, les très nombreux contes, poèmes, chansons, comptines pour enfants qui sont pour Bernard Clavel une récréation et qui, depuis L’arbre qui chante jusqu’au Commencement du monde, constituent une belle bibliothèque du merveilleux; mais peut-être plus encore, une approche très fine de notre univers. Et nous ne parlons ici que de l’œuvre éditée. Elle s’accompagne de centaines d’articles, pièces radiophoniques, films, chansons, reportages, etc.

Étude du roman « Le Voyage du père »

1. Résumé du roman
Sur les instances de sa femme Isabelle, Quantin quitte la ferme familiale pour Lyon avec mission de ramener leur fille Marie-Louise qui n'est pas venue les voir depuis deux ans. Frédéric, dont Quantin voudrait bien faire son gendre, l'accompagne. Les voici donc à Lyon. Ils se rendent au salon de coiffure où Marie-Louise est censée travailler. La jeune fille n'y est plus. A présent, elle s'occupe des clients d'un certain Trianon. Un établissement de soins esthétiques pour messieurs. Inévitablement, le patron du salon prend Quantin pour un client bien particulier. Et ainsi, le père effondré apprend que sa fille fait le plus vieux métier du monde. Quantin et Frédéric en viennent aux mains et se retrouvent au poste de police. Au petit matin, enfin libérés, ils partent à la recherche de la jeune fille qui s'est envolée pour Paris où un riche ami l'a installée dans ses meubles. C'est le retour lamentable au village.

2. Analyse d’un extrait du roman « Le Voyage du père » (1968)

LE RETOUR DU PÈRE

II se retrouva une fois de plus à la gare et se planta près de l'entrée des voyageurs. Il n'y avait plus d'espoir en lui, plus qu'un instinct de bête dont le maître est mort, mais qui continue pourtant de le chercher parmi les vivants.
Elle était partie en voiture, mais il l'attendait là, près de ce portillon où disparaissaient des manteaux de fourrure et des cheveux blonds, bruns, roux... Il ne savait même pas de quelle couleur étaient aujourd'hui les siens.
Voilà: Quantin, c'était devenu cela. Un vieux sans forces, un vieux dont les mains ouvertes pendaient de chaque côté de son corps. Deux grosses mains inutiles, marquées par une vie de peine, habituées à tout entreprendre et à tout mener à bien, mais qui n'avaient rien pu faire pour retenir Marie-Louise.
 Quantin, c'était cet homme d'un autre âge que les gens d'aujourd'hui bousculaient, malmenaient comme une épave qui a déjà perdu sa forme.
Il attendit ainsi pendant un temps qu'il ne pouvait plus évaluer. Un temps qui s'était arrêté de couler. Rien ne marque moins le passage du temps que ce passage des foules anonymes en un lieu où rien ne distingue le jour de la nuit. Car la lumière de cette entrée de gare n'était ni celle du jour ni celle de la nuit. Mais un éternel crépuscule indécis et morne.
Comme il était petit, frêle, vulnérable, le père Quantin perdu dans cette immense salle où les bruits étaient pareils à ceux des églises! Comme il était petit, lui qui se sentait si grand, et si fort lorsqu'il se trouvait seul sur sa terre! C'était pourtant autre chose, l'immensité de la plaine à ses pieds, le poids des collines derrière lui. C'était autre chose encore, ce poids du ciel, de la lumière, du vent venu d'entre bois et nuées. En présence de tout cela, Quantin restait Quantin. Il ne se sentait jamais autrement que soi-même. Ému, impressionné, écrasé, certes, mais jamais désorienté. C'est qu'il avait sous lui quelque chose qui tenait bon à ses pieds. Pas un sol fabriqué avec des matériaux déjà eux-mêmes fabriqués. De sa terre, montait une espèce de force invincible, intangible, indescriptible, mais qui vous soutenait, qui vous aidait à mieux voir les événements. Ici, c'était le vide ou l'écrasement. Le vide le plus terrible; celui que l'on éprouve dans ce désert que sont les foules; l'écrasement de ce qui vous prive de ciel, d'air, de lumière. Tout ce que l'on appelait ici: lumière, Quantin le sentait pénétrer en lui comme un poison. L'autre, la vraie, celle qui contient le germe de vie sans quoi le blé ne sort jamais du sillon, celle-là n'osait pas pénétrer jusqu'en ce lieu où elle redoutait d'être ternie.
Et la foule passait toujours. Avec un long grognement, avec une plainte qui était celle de son immense peine, de son effort à la recherche d'une joie qui semblait inaccessible.
Insensiblement, Quantin sentit faiblir sa résistance au courant qui le tirait vers le passage. Il y fut bientôt, il dut suivre le flot, poussé par des valises qui lui cognaient les jambes. Il y eut des injures lorsqu'il dut chercher son billet, mais il ne pouvait plus rien entendre. Sa tête était aussi sonore que cette marquise de gare où tout vibrait, où tout se confondait en échos.
II ne savait plus rien. Il était la bête que l'instinct ramène vers son trou.
Il fut le premier à monter dans la micheline vide. Installé dans un coin, il releva le col de sa pelisse, ôta son chapeau pour pouvoir appuyer sa tête et ferma les yeux. Il n'avait pas sommeil, mais la fatigue et le manque de nourriture le plongeaient dans un bain où il flottait. Les bruits lui arrivaient très assourdis, cotonneux, et traînant derrière eux un écho interminable.
Quantin était là comme un vase où l'on a remué de l'eau trouble et qu'on laisse reposer; comme une vendange qui n'a pas tout à fait fini de fermenter. Mais il allait avoir tout ce voyage de retour pour sе reprendre, pour réfléchir à ce qu'il dirait en arrivant. En ce moment, il voyait seulement qu'il était venu là pour rien; qu'il n'avait pas su retrouver Marie-Louise; et qu'il s'en allait avec un mal dont il ne pouvait pas encore mesurer la gravité.
Quantin avait commencé de s’assoupir lorsque les premiers voyageurs arrivèrent dans la voiture. Il ouvrit les yeux le temps de constater que beaucoup de lampes s'étaient allumées, hâtant le crépuscule. Par-delà les lumières de la gare, le ciel s'assombrissait, de plus en plus bas, de plus en plus lourd. Quantin resta sans pensée, jusqu'au moment où une femme vint s'asseoir en face de lui:
— Mais oui! C'est bien monsieur Quantin!... Depuis le quai, je me suis dit: Tiens, cet homme ressemble à monsieur Quantin.
La voix l'avait fait sursauter. Il ouvrit tout à fait les yeux pour reconnaître la fille Perdigault. Il se souvint qu'elle travaillait dans les bureaux de l'usine qui s'était montée, deux ans plus tôt, tout en bas du pays. Cette fille, Quantin savait qu'elle était à peu près de l'âge de Marie-Louise. Il y pensa immédiatement et sentit qu'elle allait lui parler d'elle. Il le redoutait. Il cherchait fébrilement un mot à dire qui pût éloigner de l'esprit de cette fille le nom de Marie-Louise, mais la fille fut plus rapide que lui.
— Vous êtes venu voir Marie-Louise, dit-elle.
Ce n'était même pas interrogatif. Il était si naturel qu'un père fît ce voyage pour embrasser sa fille!
— Oui, dit-il. Bien sûr.
— Est-ce qu'elle est toujours contente?
— Bien sûr.
     Elle ne vient pas souvent au pays. 
     Ah, c'est pas facile, tu comprends.
— Naturellement, tout le monde a ses occupations. Comme dit mon père: de nos jours c'est l'horloge qui mène le monde, les aiguilles tournent plus vite qu'autrefois.
Elle riait, mais elle estimait tout de même que son père n'avait pas tort. Pour elle, c'était la même chose. Uniquement pour obtenir de son patron cette seule journée de liberté, elle avait dû s'arranger avec une camarade. Et ce n'était pas toujours facile.
Quantin approuvait. De loin en loin, il lâchait un oui incolore, ou hochait la tête, espérant qu'elle finirait par se lasser. Mais non, elle parlait. Et il n'y avait aucune raison pour qu'elle ne continuât pas durant tout le voyage. Son bavardage était supportable, mais Quantin redoutait d'autres questions concernant Marie-Louise. Comme pour justifier cette appréhension, elle demanda:
— Et vous venez la voir souvent, Marie-Louise?
— Non, c'est la première fois.
— Sa maman, le temps doit lui durer.
— Bien sûr.
— Et Marie-Louise ne vient même pas pour Noël?
— Hé, non, ce n'est pas possible.
La fille Perdigault eut un regard rapide et intrigué sur le quai. Quantin espéra un instant qu'elle allait trouver une autre personne du pays avec qui bavarder, mais elle revint à lui en disant:
— J'avais cru reconnaître une copine, mais c'est pas elle. Quantin soupira. Il venait de penser qu'il n'avait pas de chance, et le mot lui fut douloureux. Déjà, la fille s'était remise à parler:
— Dites donc, demanda-t-elle, faudra me donner l'adresse de Marie-Louise. Enfin, l'adresse où elle travaille. Des fois que je reviendrais, j'irais lui dire un petit bonjour.
Quantin sentit son front devenir chaud. Il chercha un moment ce qu'il pouvait inventer, mais il ne trouva rien. Alors, lentement, comme si chaque mot lui eût coûté un énorme effort, il dit:
— C'est que... Justement... Je suis venu la voir parce que sa situation change, vous comprenez... Alors, elle part à Paris.
Il avait à peine terminé que la fille se mettait à pousser des exclamations d'admiration. Et Quantin dut subir une avalanche de questions. Il répondit tant bien que mal, cherchant ses mots, expliquant seulement qu'il s'agissait d’un stage, et qu'on ne savait pas au juste combien de temps il durerait.
Il put bientôt se taire. La fille Perdigault en savait assez. Maintenant, c'était elle qui parlait. Elle seule, sans demander de réponse. Elle faisait l’éloge de Marie-Louise.
Une fille bien... Et qui avait su se débrouiller toute seule. Oh, elle ne disait pas cela pour faire des reproches aux parents, eux, ils avaient fait ce qu'il fallait, mais en ville, ça ne devait pas être drôle tous les jours de se débrouiller. Et puis, la ville, c'était tout de même plein de dangers. Mais Marie-Louise, c'était quelqu’un.
Chaque mot qu'elle prononçait, chaque petit cri qu'elle poussait tombait en lui comme un plomb en fusion. Elle finit par en dire tant et tant que Quantin se demande si elle ne se moquait pas de lui. Somme toute, il la connaissait assez peu. Et puis, ils vivaient tellement à l'écart du village, dans leur maison à flanc de colline! Il pouvait se passer bien des choses sans qu'ils en soient jamais informés. Est-ce que quelqu'un du pays aurait vu Marie-Louise à Lyon? Est-ce que le village était au courant? Quantin regardait la fille Perdigault au fond des yeux, mais il lui semblait que ces yeux-là étaient imperméables. Ils étaient comme ce qu'elle disait, ils allaient d'un point à un autre, tels des animaux un peu fous.
Quantin eut aimé lui poser des questions savantes, lui tendre des pièges adroits, l'amener à lâcher un mot, mais il ne pouvait pas, il ne savait pas. On ne s'improvise pas policier. Il pensa au père Guste Perdigault qui devait avoir une soixantaine d'années lui aussi, et qui était un bien brave homme. Pourquoi cet homme aurait-il eu une fille?...
II s'arrêta dans sa pensée. Un rire aigu lui était venu soudain qui l'avait paralysé. Pourquoi un honnête homme peut-il avoir une fille qui soit...?
D'ailleurs, avec cette fille Perdigault en face de lui, il ne pouvait pas réfléchir. Déjà elle lui posait d'autres questions, parlant du travail, de Denise, de la maison...
Durant tout le voyage, elle continua de parler. Mais Quantin cessa vite de l'écouter. Avec le roulement de la micheline, ce flot de mots finit par faire un seul bruit continu qui ne voulait vraiment plus rien dire.
Quantin s'était enfermé dans une espèce de torpeur moite où il se sentait presque à son aise. Il n'y avait en lui qu’un remuement de souvenirs entremêlés, de visages sans nom, de voix sans timbre défini et dont le langage aussi avait perdu toute signification. Sa douleur sommeillait, tapie au fond de lui, de ce sommeil léger des fauves longtemps irrités et prêts à recommencer de mordre.
Sans sortir de cette tiédeur immobile, Quantin hochait la tête et laissait aller un grognement chaque fois que la fille Perdigault marquait un léger temps d'arrêt. Et ce signe imperceptible, ce raclement de gorge qui ne voulait plus dire ni oui ni non, avaient le pouvoir de relancer cet interminable monologue auquel il s'était habitué.

Vocabulaire

  1. Remplissez la grille de vocabulaire  (Voir p.15) avec les mots:
se planter ; bousculer ; malmener ; épave n.f. ; évaluer ; crépuscule ; morne ; vulnérable ; écrasé ; écrasement n.m. ; désorienté ; intangible ; germe n.m. ; sillon n.m. ; redouter ; ternir ; cogner ; cotonneux ; fermenter ; gravité n.f. ; s’assoupir ; lâcher ; appréhension n.f. ; pousser ; avalanche n.f. ; faire l’éloge ; des fois que : somme toute ; imperméable ; un plomb en fusion ; tendre des pièges ; torpeur n.f. ; moite ; sommeiller ; tapir ; fauve n.m. ; hocher ; raclement n.m

2. Étude des mots et des expressions

1. Retenez que facile se construit ordinairement avec à: C'est un homme qui n'est pas facile à contenter. Cela est facile à dire, à faire. Chose facile à voir, à comprendre.
Toutefois, on emploie de devant l'infinitif sujet: Il est facile de vous contenter. (Acad). Il est facile de se procurer cet objet.

2. Il est à distinguer entre mettre à jour et mettre au jour. Mettre à jour, c'est mettre en règle un livre de comptabilité, mettre au courant un journal: Mettre à jour le grand livre. Son journal intime n'a jamais été mis à jour depuis sa maladie.
Mettre au jour, c'est amener au jour, découvrir, sortir de terre un objet où il était enfoui: Lors des fouilles de Pompéi, de superbes mosaïques furent mises au jour. C'est aussi procréer (on dit mieux donner le jour), divulguer, publier: mettre au jour la perfidie de quelqu'un. Mettre au jour un nouvel ouvrage.

3. Ne confondez pas matériau et matériaux.
Matériau, terme réservé au langage technique, sert de singulier à matériaux, seul usité dans la langue littéraire: La pierre de taille est un excellent matériau. Un bon matériau.
Matériaux — sont les diverses matières nécessaires à la construc­tion (d'un bâtiment, d'un ouvrage, d'un navire, d'une machine): matériaux de construction. Matériaux bruts, travaillés. Résistance des matériaux. Fig. Éléments constitutifs d'un tout: Les faits d'expérience sont les matériaux de la science. Ce qui sert à la composition d'un ouvrage de l'esprit, en fournit la matière: rassembler, recueillir, réunir, mettre en œuvre des matériaux.

4. Retenez les compléments qui accompagnent le verbe lâcher: lâcher un voleur, un noyé; lâcher un oiseau; l'aigle lâche sa proie; lâcher une corde, une branche; lâcher un ballon; lâchez tout! lâcher les chiens contre qn; lâcher un coup de fusil; lâcher un juron; lâcher prise.

5. Faites attention à l'emploi de l'expression en face. On dit: en face du théâtre, en face de l'institut. Regarder la mort en face. Demeurer en face. Avoir le soleil en face. Mais: la maison d'en face, le magasin d'en face.

6. Retenez que dans l'expression couler à flots le mot flot s'écrit au pluriel.

7. N'oubliez pas que des fois, pour parfois, quelque fois, tantôt est du langage populaire: Elle peut encore rendre service, des fois! У êtes-vous allé! Oui, parfois  (et non; Oui, des fois). Parfois je fais ceci, parfois je fais cela (et non: Des fois je fais ceci, des fois je fais cela).

8. Apprenez le sens des expressions suivantes:
  • Planter là qch, qqn: le quitter, l'abandonner brusquement. (= fam. plaquer, laisser en plan, laisser tomber). Il l'a planté là et s'est enfui en courant. « Elle est décidée à tout planter là, à sortir de ce paradis pour aller vivre dans votre mansarde » (Balzac).
  • A son corps défendant: malgré soi, à contrecœur: Je n'ai jamais versé le sang d'un homme qu'à mon corps défendant (Balzac).

Exercices de lexique
1. Exprimez autrement les mots en italique:
1. Il se planta près de l'entrée des voyageurs. 2. Il attendit ainsi pendant un temps qu'il ne pouvait plus évaluer. 3. Ému, impressionné, écrasé, certes, mais jamais désorienté. 4. De sa terre, montait une espèce de force invincible, intangible. 5. De loin en loin il lâchait un oui incolore. 6. Comme pour justifier cette appréhension, elle demanda... 7. Somme toute, il la connaissait assez peu. 8. Ils vivaient tellement à l'écart du village.

2. Étudiez les différents sens du verbe pousser:
1. Les garçons poussaient de grands éclats de rire. 2. Il poussait la voix sur la fin des phrases. 3. Vous devez pousser vos études pour rat­traper tout le groupe. 4. Elle le poussait à effectuer ce voyage. 5. Ce professeur sait bien pousser ses élèves. 6. Vous poussez un peu trop loin votre plaisanterie.

3. Précisez le sens des adjectifs:
vulnérable, imperméable, intangible, cotonneux.
Traduisez:
непромокальні тканини; вразливе місце; в’ялі фрукти; непорушна основа.

4. Justifiez l'emploi du subjonctif dans la phrase: «II était si naturel qu'un père fît ce voyage pour embrasser sa fille».

5. Trouvez le contraire des mots en italique:
une voix sans timbre; une eau trouble; un mot douloureux; un sommeil léger; un signe imperceptible; un bruit continu.

6. Précisez la différence entre une porte et un portillon. Qu'est-ce qu'un portillon automatique du métro?

7. Remplacez les locutions suivantes par un verbe ou par un tour périphrastique:
faire l'éloge de qn; tendre des pièges; dire un petit bonjour; faire des reproches à qn; lâcher un mot; hocher la tête; mener à bien; tenir bon; se sentir à son aise.

8. Version:
Quantin, c'était cet homme d'un autre âge que les gens d'aujourd'hui bousculaient, malmenaient comme une épave qui a déjà perdu sa forme. Tout ce que l'on appelait ici: lumière, Quantin le sentait pénétrer en lui comme un poison. L'autre, la vraie, celle qui contient le germe de vie sans quoi le blé ne sort jamais du sillon, celle-là n'osait pas pénétrer jusqu'en ce lieu où elle redoutait d'être ternie.
Chaque mot qu'elle prononçait, chaque petit cri qu'elle poussait tombait en lui comme un plomb en fusion.

9. Thème:
1. Кантен не міг зрозуміти, що штовхнуло Марі-Луізу на подібний крок, адже він любив своїх дочок і ніколи не поводився з ними грубо. 2. Подавлений ганьбою та горем, він не міг виміряти час, який він провів в цьому чужому та непривітному місті. 3. Кантену здавалось, що у нього в грудях розплавлений свинець, і що ніщо не зможе полегшити його страждання. 4. Як у зацькованого звіря, у нього було лише одне бажання — сховатися, забитися у кут, щоб його ніхто не побачив. 5. З гріхом пополам він відповідав своїй балакучій супутниці, яка засипала його запитаннями. 6. Всі плани та сподівання Кантена було зруйновано, й він був подібний уламку корабельної аварії, викинутому на берег. 7. Ваші побоювання позбавлені підстав, я впевнений у щасливім результаті операції. 8. Ви повинні докласти всіх зусиль, щоб успішно довести справу до кінця. 9. В листах до матері він із похвалою відзивався про своїх друзів, які допомогли йому оволодіти новою професією. 10. Письменниця ледь встигала відповідати на потік листів, які надходили їй зі всіх куточків країни. 11. Як ви перекладете приказку: «Ловити рибку в каламутній воді»? 12. Я не хочу, щоб ви робили це проти своєї волі; кінець кінцем, кидайте все це. 13. Ці досліди є блискучим матеріалом для вашої дисертації. 14. Він ненавмисно випустив гілку, посковзнувся на мокрій траві і ледь не впав. 15. Ви зайшли занадто далеко у ваших жартах. 16. Як вона не штовхала його на цю поїздку, він був впертим в своєму рішенні, тому вона відмовилась від подальших спроб. 17. Ваше вразливе місце — це українська мова, тому вам необхідно посилено займатися, щоб добре написати твір. 18. Ця книга вийшла в світ через три роки після смерті письменника. 19. Напроти нашого будинку дуже легко облаштувати футбольний майданчик. 20. Не попрощавшись, він покинув її біля входу в метро.

Étude du texte
Pour faire le commentaire du texte, répondez aux questions:
Introduction
Que savez-vous sur la vie de B. Clavel et sur son œuvre ?
Présentez le roman « Le Voyage du père » et ses personnages.
Situez l’extrait dans le schéma narratif du roman.

Développement

A. Intérêt psychologique

·      Décrivez l’évolution du comportement du protagoniste. Relevez les champs lexicaux de l’état émotionnel. Faites-en un classement thématique.
·      Relevez les antinomies homme / foule ; bruit / silence. Commentez leur effet sur l’état émotionnel du protagoniste.
·      Interprétez les antithèses systématiques :
fille / père
Marie Louise / fille Perdigault
·      Comment la structure du récit contribue-t-elle  à l’expression des émotions du père ?

B. Intérêt des idées

Quels sont causes de la honte du père ? Comment cette honte peut-elle changer la vie du personnage ?

C. Intérêt linguistique
Relevez les éléments familiers et populaires du dialogue et du discours indirect libre.

Bilan:
Quelle image du père l’auteur peint-il dans cet extrait ?

Texte complémentaire
Les roses de Verdun
Une halte à Verdun. Les visages des copains morts hantent l'ancien poilu. Demain il reprendra la route, sous la neige, conduisant son vieux maître et sa famille.
Ce soir-là, j'ai senti qu'il serait plus convenable de ma part de laisser mes patrons en famille. Vers sept heures, j'ai demandé si je pouvais disposer.
- Mais il faut que vous mangiez, Laubier, a tonné Monsieur. Vous n'allez pas me laisser tomber. C'est indigne d'un poilu!
- Je n'ai pas faim, Monsieur, et j'aimerais aller au cinéma. J'ai vu qu'on donne Les gueux au paradis. J'aime bien Fernandel et Raimu.
Monsieur m'a lancé:
- C'est parfait, mon petit. Mais n'allez pas courir la gueuse. Ça ne mène pas au paradis et je veux vous avoir en forme demain matin.
Je crois qu'ils ont compris que je me retirais par discrétion et apprécié mon attitude.
Il ne pleuvait plus. Il faisait beaucoup plus froid. Une bise aigre prenait la rue en enfilade. Le cinéma n'était pas loin, mais j'étais très en avance. Je suis entré dans un café où j'ai bu un canon de rouge en mangeant une curieuse petite tarte salée achetée dans la charcuterie voisine. Il n'y avait pas grand monde dans ce bistro. Seulement des habitués. Ils parlaient au patron, gros homme rouge qui boitait bas. Quatre vieux jouaient aux cartes en se chamaillant. Quand le patron m'a servi, il a regardé ma boutonnière.
- Alors, on vient revoir les anciens?
Il m'a demandé dans quel régiment j'avais servi, j'ai répondu, et deux hommes sont entrés, qu'il a rejoints. J'étais soulagé qu'il me laisse tranquille. Il ne pouvait pas mieux dire quand il parlait de revoir les anciens. Depuis que j'avais quitté l'hôtel, ils étaient tous après moi, mes copains. Surtout les morts. C'était curieux, car ils ne faisaient pratiquement rien. Ils se contentaient d'être des visages sous des képis ou des casques. Et sous pas mal de boue brune aussi.
Je me suis vite rendu compte que leur présence si obsédante devait tenir au fait que j'étais à Verdun, car je ne revoyais ni ceux qui étaient tombés avant notre arrivée ici, ni ceux qui devaient mourir plus tard, dans d'autres secteurs où ça n'était pas beaucoup moins dur. Je mettais des noms et des prénoms sur ces visages. Et des noms de villes ou de villages aussi. Ceux des endroits d'où ils venaient. Où on avait dû attendre leur retour. Où ils figuraient sans doute sur le marbre d'un monument. Je demeurais là, figé, sans plus rien voir de ce café pauvre, sans rien entendre de ce qui se disait autour de moi. Je contemplais des visages sans vie et qui fixaient pourtant sur moi des regards intenses. Et j'entendais ma propre voix répéter des noms.
Je suis resté là longtemps. J'ai payé. Je suis sorti et me suis rendu sans réfléchir au cinéma. Le film était amusant, mais mes copains toujours là semblaient me reprocher mon rire.
Quand je (j'allais dire nous et ce serait plus juste) suis sorti de cette salle, la bise faisait courir d'un bout à l'autre de la rue une petite neige dure et serrée qui pinçait la peau.
Le lendemain, j'étais sur pied bien avant l'aube. J'ai ouvert ma fenêtre. A la lueur fade qui montait de la rue j'ai vu filer la neige. En face, les toitures qui se devinaient à peine étaient blanches. En dépit de ce que les terribles hivers de guerre m'ont fait endurer, il me reste de mon enfance une passion très forte pour ces matins où tout s'emmitoufle dans un silence blanc. Ma fenêtre refermée, je suis resté longtemps le nez à la vitre glacée, à regarder ce torrent gris qui donnait presque le vertige. J'ai fait ma toilette, je me suis habillé chaudement et je suis descendu.
J'aime la neige, mais là, elle ne me souriait vraiment pas.
C'était le petit concierge qui se trouvait de service. Il m'a tout de suite averti:
- Si vous prenez la route pour Aulnois, je vous souhaite bien du plaisir.
Je suis allé à la porte. La neige tenait. La rue n'était pas déblayée et la voiture de Mme Vallier garée le long du trottoir, un peu plus bas, dans un renfoncement, était blanche. J'ai pensé un instant à la nettoyer, mais comme je ne savais pas quelle décision serait prise, je me suis dit que c'était inutile. Heureusement, elle était venue avec leur plus grosse auto qui était une quinze-chevaux Citroën. Si nous devions partir, sur la neige, la traction avant nous serait très précieuse. Et c'est une voiture que j'aime beaucoup conduire. [...]
Ce matin-là encore Monsieur allait m'étonner. Alors que je m'attendais à l'entendre pester contre le mauvais sort qui semblait s'acharner sur nous depuis le début du voyage, lorsqu'il a vu tomber la neige il nous a déclaré:
- Quelle chance que l'Hotchkiss soit cassée, nous serons plus en sécurité dans la traction avec une route pareille.
Mais, au petit déjeuner, il y a eu un très vif accrochage entre les deux femmes et lui. En dépit de l'état des routes et de la piètre visibilité, il s'était mis en tête de pousser jusqu'à Aulnois. Ce qui représentait, en comptant le retour, pas loin de quatre cents kilomètres de plus. Ça me semblait à proprement parler de la folie pure. Fort heureusement, cette empoignade avait dû faire monter sa tension artérielle. Il est devenu rouge et son souffle, de nouveau court et saccadé, l'a obligé à se taire.
- Veux-tu que j'appelle le médecin? a demandé Madame.
Dans un grand effort qui faisait un peu mal à voir car la souffrance se lisait sur ses traits, il est parvenu à gronder:
- Fous-moi la paix avec ce con! Il t'a fait acheter pour une fortune de drogues à foutre aux chiottes... Il doit toucher des ristournes du pharmacien, celui-là... Entre les toubibs qui ne font rien et ceux qui font trop... Les malades qui s'en tirent ont vraiment la peau dure...
- Tais-toi, papa. Tu parles trop. Tu t'essouffles encore plus.
Sa fille lui a pris la main qu'elle a caressée tendrement. Elle lui ressemble. Mince et les traits un peu durs comme lui. Le même grand front. Elle a ajouté d'une voix très douce:
- Tu devrais aller te reposer un moment. Nous ferons les valises et, dès que des voitures auront circulé un peu, on essaiera de partir. S'il faut s'arrêter en route, ce ne sont pas les hôtels qui manquent, entre ici et Lyon.
Il s'est levé avec peine et Madame a dit:
- Augustin va t'accompagner. Allez doucement.
J'ai compris qu'elle devait vouloir parler à sa fille. Le patron s'est appuyé sur mon bras:
- Mon pauvre Laubier, ceux qui sont morts jeunes se sont peut-être épargné bien des misères... La décrépitude, quelle défaite!
Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer:
- Tout de même, Monsieur, depuis 18, vous avez eu une belle vie.
Il s'est arrêté et a tourné la tête vers moi. Ses yeux étaient mouillés.
- Oui, mon petit, nous avons connu de bons moments. Mais depuis 40... nous payons!
Il était dix heures passées lorsque nous sommes partis. Claudine avait appelé son mari. A Lyon, il pleuvait. Mais le concierge nous avait appris qu'il neigeait jusqu'au sud de Dijon.

En montant dans la voiture, à côté de moi, Monsieur a dit:
- Espérons que nous pourrons gagner Tournus, nous sommes au moins certains d'y faire un bon repas.
- Seigneur! a lancé Madame, tu ne digères plus rien et tu ne penses qu'à manger. Je te l'ai répété cent fois!
Lorsque j'étais redescendu après avoir accompagné le patron jusqu'à son lit, j'avais vu que sa fille avait les yeux rouges. Elle savait. Nous avons échangé un regard. Elle a souri tristement en soupirant:
- Mon pauvre Augustin, il est loin, le temps de Buffalo!
Une fois sur la route, je la voyais dans mon rétroviseur. La main dans celle de sa mère, elle pleurait en silence. A ma droite, Monsieur fixait la route. Les phares noyaient d'un beau jaune le poudroiement serré. Des camions et quelques voitures avaient laissé des traces, mais aucun chasse-neige n'avait déblayé. Monsieur grognait:
- Moi qui voulais tant voir la Voie sacrée, nous y sommes et on ne peut même pas regarder les bornes! Est-ce que vous vous y retrouvez, Laubier?
- A peu près, Monsieur. Soyez tranquilles, nous sommes sur la bonne route.
- J'espère. Mais je vous demande si vous reconnaissez quelque chose.
- Nous venons de passer le croisement où ils avaient fait ce qu'on appelait le Tourniquet. C'est là qu'on descendait des camions.
- C'est très vallonné, ce coin-là!
- Oui, Monsieur, toute la région est comme ça.
- Donc, vous descendiez des camions à ce Tourniquet?
- Oui, Monsieur.
- Et qu'est-ce qu'il y avait?
- Des baraquements en bois. Un cantonnement. Une ambulance. Des magasins où s'entassaient les vivres, les vêtements. Plus loin un parc à munitions. Et aussi des cercueils.
- Et vous partiez à pied?
- On se regroupait par bataillons dans les prairies où il n'y avait plus un poil d'herbe. La poussière ou le bourbier. On nous distribuait la soupe ou le café et du pain souvent moisi. On mangeait debout, à côté des faisceaux. Et puis on partait, après on attendait la nuit pour s'enfiler dans les boyaux d'accès. On peut dire que la guerre commençait vraiment sur cette route.
- Laisse Augustin conduire. Ne le fais pas parler. Tu dis assez qu'un bon chauffeur ne parle pas.
Sans se retourner, le patron a lancé à sa femme:
- Ça n'est pas tous les jours que je roule sur la Voie sacrée. Si ça ne te fait aucun effet, tant mieux pour toi... moi, ça me remue.
Il a cessé de m'interroger. Je préférais, car la route n'était vraiment pas facile et, dans les descentes, la voiture chassait un peu. Plusieurs fois, nous avons vu des véhicules arrêtés et qui nous gênaient pour passer. Un gros camion était couché dans le fossé.
Non, Monsieur ne m'a plus interrogé, mais c'est lui qui s'est mis à parler. Il ne l'avait jamais fait de cette manière, et j'ai compris ce matin-là que, s'il m'avait si souvent interrogé, il avait dû beaucoup lire aussi et regarder souvent des images de cette partie de la Grande Guerre. Il connaissait les noms des villages où l'on s'était beaucoup battu. En fait, il nous parlait comme s'il avait voulu nous apprendre la vérité sur ces combats. Il disait, par exemple:
- Au Tourniquet, quand les poilus regardaient s'en aller les camions vides, tous se demandaient combien d'entre eux reviendraient. Lesquels étaient d'avance marqués pour rester dans ce bourbier que tant d'autres avaient déjà arrosé de sang.
Jusqu'à Bar-le-Duc, il n'a guère cessé de raconter. Il se souvenait de mille détails que j'avais oubliés. Même les noms des généraux et des colonels qui avaient commandé à Verdun lui étaient familiers. Et toujours revenait la grande aventure des camions se suivant à se toucher et de cette route où des centaines de territoriaux jetaient des pierres à longueur de journées et de nuits sans jamais interrompre ni même ralentir le trafic. Qu'un camion tombe en panne, il était aussitôt poussé hors de la chaussée. Jamais, jamais le flot ne devait se ralentir. A un moment, il a dit:
- Cette route, c'était une artère. Au bout, il y avait une blessure par où le sang coulait... Et il en fallait toujours davantage.
Il a prononcé ces mots d'une voix à peine audible. Puis, sans bruit, sans un geste, il s'est mis à pleurer. 
tiré de Les roses de Verdun de B. Clavel
Travail individuel:
Comparez le style de Bernard Clavel dans les deux extraits. Quels traits du roman traditionnel y trouve-t-on ?
Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay revenaient du Sud, de l'Ouest et du Nord vers Buenos-Aires. On y attendait leur chargement pour donner le départ, vers minuit, à l'avion d'Europe.
Trois pilotes, chacun à l'arrière d'un capot lourd comme un chaland, perdus dans la nuit, méditaient leur vol, et, vers la ville immense, descendraient lentement de leur ciel d'orage ou de paix, comme d'étranges paysans descendent de leurs montagnes.
Rivière, responsable du réseau entier, se promenait de long en large sur le terrain d'atterrissage de Buenos-Aires. Il demeurait silencieux car, jusqu'à l'arrivée des trois avions, cette journée, pour lui, restait redoutable. Minute par minute, à mesure que les télégrammes lui parvenaient, Rivière avait conscience d'arracher quelque chose au sort, de réduire la part d'inconnu, et de tirer ses équipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage.
Un manœuvre aborda Rivière pour lut communiquer un message du poste Radio:
– Le courrier du Chili signale qu'il aperçoit les lumières de Buenos-Aires.
– Bien.
Bientôt Rivière entendrait cet avion: la nuit en livrait un déjà, ainsi qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de mystères, livre à la plage le trésor qu'elle a si longtemps ballotté. Et plus tard on recevrait d'elle les deux autres.
Alors cette journée serait liquidée. Alors les équipes usées iraient dormir, remplacées par les équipes fraîches. Mais Rivière n'aurait point de repos: le courrier d'Europe, à son tour, le chargerait d'inquiétudes. Il en serait toujours ainsi. Toujours. Pour la première fois ce vieux lutteur s'étonnait de se sentir las. L'arrivée des avions ne serait jamais cette victoire qui termine une guerre, et ouvre une ère de paix bienheureuse. Il n'y aurait jamais, pour lui, qu'un pas de fait précédant mille pas semblables. Il semblait à Rivière qu'il soulevait un poids très lourd, à bras tendus, depuis longtemps: un effort sans repos et sans espérance. "Je vieillis..." Il vieillissait si dans l'action seule il ne trouvait plus sa nourriture. Il s'étonna de réfléchir sur des problèmes qu'il ne s'était jamais posés. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mélancolique, la masse des douceurs qu'il avait toujours écartées: un océan perdu. "Tout cela est donc si proche?..." Il s'aperçut qu'il avait peu à peu repoussé vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps", ce qui fait douce la vie des hommes. Comme si réellement on pouvait avoir le temps un jour, comme si l'on gagnait, à l'extrémité de la vie, cette paix bienheureuse que l'on imagine. Mais il n'y a pas de paix. Il n'y a peut-être pas de victoire. Il n'y a pas d'arrivée définitive de tous les courriers.
Rivière s'arrêta devant Leroux, un vieux contremaître qui travaillait. Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir, ou minuit, ce n'était pas un autre monde qui s'offrait à lui, ce n'était pas une évasion. Rivière sourit à cet homme qui relevait son visage lourd, et désignait un axe bleui: "Ça tenait trop dur, mais je l'ai eu." Rivière se pencha sur l'axe. Rivière était repris par le métier. "Il faudra dire aux ateliers d'ajuster ces pièces-là plus libres." Il tâta du doigt les traces du grippage, puis considéra de nouveau Leroux. Une drôle de question lui venait aux lèvres, devant ces rides sévères. Il en souriait:
– Vous vous êtes beaucoup occupé d'amour, Leroux, dans votre vie?
– Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur...
– Vous êtes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps.
– Pas bien beaucoup...
Rivière écoutait le son de la voix, pour connaître si la réponse était amère: elle n'était pas amère. Cet homme éprouvait, en face de sa vie passée, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle planche: "Voilà. C'est fait."
"Voilà, pensait Rivière, ma vie est faite."
Il repoussa toutes les pensées tristes qui lui venaient de sa fatigue, et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait.



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