Навчальний
посібник з аналітичного читання для студентів п’ятого курсу французького
відділення / Укл. Г.Ф.Драненко, М.М.Попович. – Чернівці: Рута, 2006. – 108 с.
DOSSIER 6. GUILLAUME
APOLLINAIRE (1880-1918)
Introduction
1. La vie et l’œuvre
Guillaume
Apollinaire (pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky est né à Rome le
26 août 1880 et mort à Paris le 9 novembre 1918. Fils d'une Polonaise fantasque
et de goûts nomades, et d'un Italien que la légende a voulu prélat romain,
évêque de Monaco ou gentilhomme et officier de
l'armée italienne, Français lui-même de langage, de culture et d'élection, Apollinaire est le plus
original, le plus divers, le plus grand aussi des poètes qui ont cherché la
rénovation de la poésie en France au début de notre siècle.
Après
de bonnes études effectuées dans des collèges religieux à Monaco, puis à Cannes et à Nice, qui formèrent son humanisme
classique et le teintèrent de quelque mysticisme frondeur, il se rendit à Paris (1899), et
trouva peu après l'occasion de suivre, en qualité de précepteur, une famille en
Allemagne. Par la suite il parcourut, le plus souvent à pied, la Rhénanie, la Forêt-Noire, puis la Bohême, enfin la Hollande, au cours de trois ans de
vagabondage qui fourniront à sa poésie, à ses contes, une foule de motifs et
d'images.
A son
retour à Paris après la faillite de la banque où il avait trouvé à gagner de
quoi vivre, il devint rédacteur à différents journaux, signa pour la collection
"Les Maîtres de l'Amour" l'édition d'ouvrages libertins français (Sade, Mirabeau, Andrea de Nerciat, abbé de
Grécourt, etc.) et traduits (Arétin, Giorgio Baffo, F. Delicado,
etc.), en écrivit lui-même ou les signa : Les Mémoires d'un jeune Don
Juan (1905), Les Onze mille verges (1907). Entre-temps il avait
fondé avec André Salmon une revue éphémère, Le Festin
d'Ésope, s'était lié avec Max Jacob, Jarry, les peintres Picasso et Braque, avec toute l'avant-garde de
l'Art. En 1908 il publia L'Enchanteur pourrissant, roman qui paraphrase
avec bonheur la légende de Merlin et de la fée Viviane, en 1910 L'Hérésiarque
et Cie, récits fantastiques d'une rare perfection de style ; en 1911,
son premier volume de vers, Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée, dont
presque chaque poème parvient à enfermer dans le raccourci de quelques vers
tout un microcosme. En 1911, sa nonchalante
insouciance le fit impliquer dans un vol de statuettes phéniciennes au musée du
Louvre ; avant le non-lieu qui termina l'affaire, le poète connut un court
séjour à la Santé qui nous vaudra quelques-uns des
vers les plus poignants d'Alcools (1913), son œuvre maîtresse où se
déploie dans toute sa diversité et sa richesse le jeu multiforme de son génie
poétique. Il n'a pas laissé pour autant d'allonger la liste de ses ouvrages
libertins : les romans La Rome des Borgia (en réalité de son
ami René Dalize) et La fin de Babylone sont l'un de 1913, l'autre de
1914 ainsi que Les trois Don Juan (Don Juan Tenorio, Don Juan Manara,
Don Juan d'Angleterre) ; de 1913 date le catalogue descriptif de l'Enfer de la Bibliothèque Nationale (en
collaboration avec F. Fleuret et L. Perceau). Le combat pour un art nouveau, en
peinture comme en poésie, commencé avec l'exaltation du douanier Rousseau, se poursuit avec la revue Les
Soirées de Paris, fondée en 1912 ; avec les "méditations
esthétiques" sur Picasso, Braque, Marie Laurencin, Fernand Léger, Picabia, etc., dans Les Peintres
cubistes (1913) ; enfin avec le manifeste L'Antitradition futuriste
(1913).
Non
mobilisable, Apollinaire se fit naturaliser, s'engagea volontairement, se
battit comme artilleur d'abord, puis, sur sa demande, dans l'infanterie. Blessé
gravement à la tête en mars 1916, il fut affecté à divers services à Paris où,
affaibli par les opérations subies et par les suites de sa blessure, il mourut
emporté par l'épidémie de grippe de l'automne 1918.
De la
guerre il avait rapporté les poèmes de la Case d'Armons qui seront
repris dans Calligrammes, publié en 1918, après sa mort. Dans ce
recueil, de très beaux poèmes d'avant la guerre et de la guerre alternent avec
les jeux graphiques, parfois funambulesques, souvent
amusants ou touchants, qui lui donnent son titre. De son vivant furent encore
publiés Le Poète assassiné, fantaisie surréaliste et polémique (1916),
un recueil de poèmes, Vitam impendere amori (1917) en collaboration avec
André Rouveyre, la Très plaisante histoire [...] de Perceval le Gallois (1918) d'après les anciens
textes, Le Flâneur des deux rives (1918), évocations de Paris teintées
de surréalisme. Rappelons encore les deux pièces de théâtre, le "drame
surréaliste" Les Mamelles de Tirésias, joué sans lendemain le 14
juin 1917, publié après sa mort (1918), transformé par Francis Poulenc en opéra-comique (représenté en
1945 à Paris), et un autre drame, Couleur du temps, en 3 actes et en
vers, joué une seule fois au Théâtre Lara (24 nov. 1918) et publié en 1920. Des
nombreux ouvrages publiés à titre posthume citons La Femme assise
(1920 ; rééd. 1948), centon d'éléments assez disparates sous
forme de roman, inégal mais intéressant ; Il y a (1925 ; rééd.
1947) et Ombre de mon amour (1947), deux recueils de poèmes inédits, Les
Épingles (1928), contes inédits, Anecdotiques (1926), Contemporains
pittoresques (1929), L'Esprit nouveau et les Poètes (1946), recueils
des articles publiés au Mercure de France et ailleurs, Lettres à sa
marraine (1948), écrites pendant la guerre, Le Guetteur mélancolique
(1952), poèmes inédits, Tendre comme le souvenir (1952), lettres.
Cinq
figures de femmes traversent son couvre, inoubliables, depuis Annie, la jeune
anglaise de la Chanson du mal aimé, et Marie qui déchire le poète de Zone
ou du Pont Mirabeau (Marie Laurencin), et Lou, puis Madeleine, ses
amours du temps de la guerre, jusqu'à Jacqueline, l'"adorable rousse"
de Calligrammes, qu'il épousa en mai 1918. Les poèmes d'Apollinaire ont
souvent inspiré les compositeurs : Honegger mit en musique six poèmes d'Alcools,
Francis Poulenc de nombreux poèmes, ainsi que Louis Durey, Jean Rivier, et autres.
Étude du recueil « Alcools »
1. Présentation du
recueil
C'est Alcools
qui a fait la gloire de Guillaume Apollinaire lorsque le livre parut en 1913.
Toutes les recherches poétiques d'une époque lassée de la rigueur du Parnasse et des "suavités" symbolistes, se retrouvent dans ce livre où
la fantaisie charmante du poète côtoie une inspiration souvent tragique.
D'instinct, ce demi-Polonais rejoignait la tradition poétique française la plus
pure, la plus directe, telle qu'elle s'incarne, avec une séduisante
"sophistication" chez Ronsard, et avec le naturel âpre et
fort, et tendre à la fois, de la chanson populaire, chez François Villon. Aucun livre de cette époque,
sans doute, n'a exercé une influence comparable à celle qu'Apollinaire a
exercée, avec Alcools, sur toute la poésie française de cette première
moitié du siècle, et il n'est pas certain que cette influence soit épuisée.
Guillaume Apollinaire est le "pur poète", c'est-à-dire celui pour
lequel le chant est aussi nécessaire et aussi naturel qu'il l'est à l'oiseau.
De là
cette spontanéité, cette fluidité d'un rythme qui se modèle tout naturellement
sur le mouvement même de la vie, qui suit fidèlement toutes les sinuosités de
l'émotion. Dans "le Pont Mirabeau", par exemple, qui a la beauté
grave et bouleversante de la douleur la plus discrète et la plus tragique, un
air de romance populaire, presque, évoque le poète penché sur la Seine et se
remémorant son amour :
"L'amour
s'en va comme cette eau courante
L'amour
s'en va
Comme
la vie est lente
Et
comme l'Espérance est violente".
Renonçant
à la ponctuation traditionnelle – ce qui fut une des innovations les
plus discutées et les plus critiquées d'Apollinaire, – le poète ne
connaît d'autre scansion que celle commandée par la
respiration d'une part, et de l'autre par la palpitation intérieure de la
passion. Des pages d'une incroyable drôlerie, des "jeux" où la
virtuosité et le goût de l'étonnement s'associent à l'inspiration poétique la
plus authentique et la plus noble, constituent des assemblages, extravagants
par instants, toujours beaux, et nouveaux de ton et d'aspect. Le mouvement
épique de "la Chanson du Mal Aimé", par exemple, qui porte l'incantation à un degré magnifique d'évidence
et d'émotion, la nonchalance habile et délicieuse de certaines "pièces de circonstance", la résurrection de
vieilles légendes rhénanes – la poésie du Rhin avait fortement marqué
Apollinaire – attestent la diversité de ce recueil qui rassemble
l'œuvre écrite entre 1898 et 1913.
Parallèlement
à la composition de ces poèmes, et de quelques romans et nouvelles, étranges et
magnifiques, l'Hérésiarque, la Femme assise, le Poète
assassiné, etc., Guillaume Apollinaire combattait en faveur des initiatives
les plus neuves de la peinture. Il fut un des théoriciens du Cubisme, dans son livre les Peintres
cubistes, qui apparaît en quelque sorte comme l'évangile de cette nouvelle
esthétique qu'il défendait, en même temps qu'il défendait aussi le Futurisme. Des mouvements littéraires comme
Dada, comme le Surréalisme, prennent en grande partie leur
source, eux aussi, chez Apollinaire.
Tout en
constituant le document le plus complet sur l'activité poétique de toute une
époque, Alcools compte aussi parmi les œuvres parfaites dont se glorifie
la littérature française. Nul ne conteste plus aujourd'hui le génie d'un poète,
qui, outre qu'il a donné sa vie pour la France pendant la guerre de 1914-1918,
a apporté à son pays d'adoption un accent très neuf et traditionnel tout à la
fois. Dans le même poème, il associe des strophes pathétiques et bouffonnes
comme celles de "Marizibili"
"Elle
se mettait sur la paille
Pour un
maquereau roux et rose
C'était
un juif il sentait l'ail
Et
l'avait venant de Formose
Tirée
d'un bordel de Changaï."
Après
quoi viennent ces vers bouleversants :
"Je
connais gens de toutes sortes
Ils
n'égalent par leurs destins
Indécis
comme feuilles mortes
Leurs
yeux sont des feux mal éteints
Leurs
cœurs bougent comme leurs portes."
Dans Alcools
et dans Calligrammes, la poésie d'Apollinaire atteint sa cime la plus
haute et la plus pure, tant on sent de sincérité, d'authenticité dans
l'émotion, même dans les morceaux qui peuvent paraître d'une drôlerie
artificielle ou relevant du pur caprice de la fantaisie.
2. Analyse du poème « Sous le pont
Mirabeau »
Le pont Mirabeau
1 Sous le
pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en
souvienne
La joie venait
toujours après la peine
5 Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont
je demeure
Les mains dans les
mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras
passe
10 Des éternels regards l'onde si
lasse
Vienne la nuit
sonne l'heure
Les jours s'en vont
je demeure
L'amour s'en va
comme cette eau courante
L'amour s'en va
15 Comme la vie est lente
Et comme
l'Espérance est violente
Vienne la nuit
sonne l'heure
Les jours s'en vont
je demeure
Passent les jours
et passent les semaines
20 Ni temps passé
Ni les amours
reviennent
Sous le pont
Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit
sonne l'heure
Les jours s'en vont
je demeure
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
Situation du texte
Publié en 1912, « Le pont Mirabeau », l'un des plus
célèbres poèmes d'Alcools, est inspiré par le départ de Marie Laurencin,
jeune artiste peintre rencontrée cinq ans plus tôt, et aimée d'Apollinaire. Sur
le mode élégiaque (expression de sentiments mélancoliques), le poète y dit son
regret de l'amour qui s'enfuit, à l'image de l'eau sous le pont Mirabeau, pont
qu'il empruntait pour rentrer chez lui, à Auteuil, dans la partie ouest de
Paris.
Étude du lexique
Simple, le vocabulaire ne soulève aucune difficulté de
compréhension. Les noms appartiennent à trois registres différents: ceux du
temps, de l'eau et de l'affectivité :
·
Le registre du temps
Le refrain accumule les divisions chronologiques (nuit,
heure, jours) que la dernière strophe reprend et élargit (jours,
semaines, temps passé). On dénombre au total quinze notations temporelles.
·
Le registre de l'eau
Le thème du fleuve, si fréquent dans l'œuvre
d'Apollinaire, ouvre et clôt le poème. D'abord suggéré par l'image du pont,
puis présenté par son nom (la Seine) (v. 1), il resurgit dans chaque strophe:
«onde» (d'un emploi vieilli, réservé à la langue poétique), «eau courante» (v.
10 et 13).
·
Le registre de l'affectivité
Des substantifs abstraits - «amour» quatre fois répété,
«joie», «peine» (v. 4), «Espérance» (v. 16, la majuscule indique une
personnification) - alternent avec des mots plus concrets, mais qui, tous,
possèdent une évidente résonance sentimentale: « les mains dans les mains» (v.
7), «bras » (v. 9), «regards» (v. 10). Celle-ci se trouve amplifiée par la
présence constante d'un élément subjectif qu'évoquent les pronoms personnels
«m'» (v. 3) et «je» (dans le refrain), les adjectifs possessifs «nos» (v. 2 et
9), l'impératif «restons» (v. 7).
Les verbes de mouvement sont nombreux: couler,
venir/revenir, s'en aller, passer - auxquels s'oppose l'insistant «je
demeure». A l'inverse, les adjectifs qualificatifs sont plus rares; situés à la
rime (à l'exception d'«éternels», v. 10), ils occupent cependant une place
privilégiée : «courante» prolonge l'image de la fluidité suggérée par les
verbes de mouvement et forme antithèse avec «lente».
Le texte joue enfin sur le singulier et sur le pluriel (amour/amours,
nuit/jours), sur les notions d'individu et de couple («je»/«nos»).
Étude de la syntaxe
Effectuée au dernier moment, sur les épreuves mêmes d'Alcools,
juste avant l'impression définitive du volume, la suppression de la
ponctuation constitue un facteur d'enrichissement du sens et de fluidité du poème;
mais elle pose aussi quelques problèmes d'interprétation.
La signification de la première strophe devient
ambivalente. Possibilité est laissée au lecteur de comprendre « Et nos amours»
soit comme le complément anticipé de «souvienne» («Faut-il qu'il me
souvienne de nos amours»), soit comme le second sujet de «coule», alors
accordé au singulier par licence poétique (liberté que prend le poète avec les
règles de la versification, de la syntaxe ou de l'orthographe).
On peut également hésiter sur la valeur des subjonctifs
«vienne» et «sonne» du refrain: ont-ils un sens concessif (bien que la nuit
vienne) ou optatif (vivement que la nuit vienne) ? Seule la tonalité du vers
qui précède leur apparition permet de trancher en faveur de l'une ou de l'autre
hypothèse. Leur sens est optatif aux vers 5 et 17 (en raison de la joie et de
l'Espérance mentionnées aux vers 4 et 16) et concessif aux vers 11 et 23 (en
raison de l'assombrissement des vers 10 et 22-23).
«Passent» (v. 19) est-il enfin un indicatif ou un
subjonctif? L'inversion du verbe et du sujet, la similitude de construction
avec le premier vers du refrain incitent à l'analyser comme un subjonctif.
Structure du texte
« Le pont Mirabeau » se présente comme une chanson:
quatre strophes, d'ampleur et de rythme identiques, séparées par un refrain qui
revient en final.
- La première strophe plante brièvement le décor (v. 1).
Le poète ressuscite par la pensée un passé révolu (v. 2 et 3), caractérisé par
une alternance de la joie et de la peine (v. 4).
- Le second couplet évoque la tentative de deux êtres
(soulignée par l'impératif « restons », v. 7) pour rompre cette succession de
sentiments opposés et pour ne retenir et prolonger que les instants de bonheur.
Espoir et efforts vains: l'éternité n'appartient qu'au fleuve qui, pour en
avoir tant reflété, est las des regards qui se promettent constance et fidélité
(v. 9 et 10).
- La troisième strophe explique l'échec des amants: comme
l'eau, l'amour s'enfuit indéfiniment (v. 13 et 14). Si la lenteur de la vie rend
douloureuse la fuite des jours heureux, elle ne saurait pourtant tuer
l'espérance en un avenir meilleur (v. 15 et 16).
- Le quatrième couplet développe, en l'éclaircissant,
cette réaction. L'existence continue (v. 19), bien que «les amours» (et non plus
«l'amour»), c'est-à-dire nos expériences sentimentales individuelles, ne
reviennent pas plus que le passé (v. 21 et 22). Le vers 22 reprend le premier
vers. Cette reprise illustre la structure circulaire du poème qui, ainsi, ne
connaît pas de fin: il recommence, à l'image de la Seine qui s'écoule sans
jamais tarir.
Les thèmes
·
La fuite du temps
C’est le thème le plus immédiatement perceptible ;
c’est aussi l’un de plus constants de la poésie d’Apollinaire : « La
vie/S’écoule », lit-on par exemple dans un autre poème d’Alcools,
«Automne malade». Cette fuite du temps s ‘exprime de diverses manières.
L’alliance des divisions chronologiques et des verbes de
mouvement illustre la marche du temps :
« Passent les jours et passent les
semaines. » (v.19)
Rien ne s’arrête, ni ne dure ; et le refrain rythme
avec insistance cet écoulement du temps :
« Vienne nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont
je demeure ».
Mais le temps emporte aussi nos amours.
L’expression : « L’amour s’en
va » est symétrique de « Les
jours s’en vont ». Sa répétition (v.13-14) et le présent de
l’indicatif confèrent la force de l’évidence§ de la vérité. C’est pourquoi dès
la première strophe, le bonheur ne subsiste que dans le souvenir du poète. De
même que l’on ne peut figer le temps, de même on ne peut immobiliser les jours
de bonheur :
« Ni
temps passé
Ni les amours reviennent »(v.20-21)
Cette fuite du temps, l’image du fleuve l’exprime enfin.
Comme les heures, comme l’amour, l’eau court sans stagner.
·
La permanence de la conscience
Il ne s’agit pas cependant pour Apollinaire de méditer
sur la fugacité des choses ; le poète ne souhaite pas d’avantage que le
temps ralentisse pour mieux savourer les délices de l’existence. Au thème de la
fuite, il oppose systématiquement celui de la permanence. Si, selon le mot du
philosophe grec Héraclite (Ve siècle avant notre ère), on ne se baigne en effet
jamais deux fois dans la même eau courante d'un fleuve, on peut néanmoins
toujours se baigner dans le même fleuve géographique. Il se dégage ainsi une
permanence dans la fluidité, que traduit le second vers du refrain:
« Les jours s'en vont je demeure.» Malgré le temps
qui s'écoule et ses amours qui s'évanouissent, le poète n'a pas le sentiment de
changer.
·
La récurrence ou l'éternel retour
La permanence de la conscience engendre deux réactions
opposées, mais complémentaires, de l'auteur. Dans un premier temps, elle
nourrit chez lui l'attente d'une renaissance amoureuse. Puisque, dans son
souvenir, la joie succédait toujours à la peine, Apollinaire, appliquant la
leçon du passé à l'avenir, désire, comme l'indiquent les subjonctifs optatifs
(= de souhait) des vers 5 et 17, que les jours passent afin de vivre une
nouvelle passion. Mais ensuite, le poète, comprenant que « l'amour s'en va » et
ne cessera de s'en aller, finit par ressentir douloureusement la situation: il
souffre d'autant plus de la fuite du temps que lui-même ne change pas. Sa
stabilité lui devient insupportable et accroît son regret du passé: emploi des
subjonctifs concessifs (= de restriction, de concession) aux vers 11 et 23.
Or, dans la mesure où il est impossible de figer le
temps, ces deux états contradictoires se renouvellent à l'infini: chaque heure
porte en elle les promesses de la suivante et la nostalgie de la précédente. Ce
n'est donc pas seulement la structure du texte qui s'avère cyclique, mais sa
thématique. Les idées sont en parfaite harmonie avec la composition.
Les images
Le poème s'organise autour d'une métaphore et d'une
comparaison :
·
La métaphore surgit dans la seconde strophe: «Les
mains dans les mains restons face à face» (v. 7). Ce vers suggère l'idée
d'un pont, les amants se tenant par les mains, bras tendus: «pont de nos
bras» apparaît d'ailleurs deux vers plus loin. Sur la base d'une analogie
de forme, une confusion s'opère entre ce pont tout humain et le pont Mirabeau,
tout de pierre:
« Tandis que sous
Le pont de nos bras
passe
Des éternels regards
l'onde si lasse » (v. 8 à 10).
Comme le sujet de « passe » est « onde », la Seine semble
soudain s'écouler sous les bras des amants.
·
Une comparaison, par le même pouvoir de
similitude, s'établit entre la fuite des jours heureux et l'eau qui s'enfuit:
« L'amour s'en va comme cette eau
courante
L'amour s'en va
Comme la vie est
lente » (v. 13 à 15).
La simplicité de cette comparaison contraste avec le
caractère plus élaboré de la métaphore.
Conclusion
Au-delà de sa simplicité apparente, « Le
pont Mirabeau » témoigne de la virtuosité d’Apollinaire. Tout concourt à
l’expression d’une conception cyclique du temps et de la vie. L’amour qui
« s’en va », emporte des regrets et soulève l’espoir d’une nouvelle
passion. Comme ce poème de « fin d’amour » ne renferme pas ailleurs
aucune allusion personnelle précise (Marie n’est pas nommée et « je »
désigne aussi bien l’auteur que n’importe lequel d’entre nous), il acquiert une
grande valeur humaine.
Bilan : Grandeur d’Apollinaire
Dans la
poésie d'Apollinaire passent souvent des échos de tous les grands poètes qui
l'ont précédé depuis Villon et Ronsard jusqu'à Verlaine, Rimbaud et Mallarmé : mais il n'en possède pas
moins une personnalité, une originalité indiscutable.
Magicien
un peu mystificateur pour ceux qui l'ont connu, il laisse souvent percer la
mystification sous la magie musicale de ses vers. Les tentatives d'une poétique
nouvelle s'accompagnent inévitablement de faux pas et laissent des scories : cela n'enlève rien à la
vraie grandeur d'Apollinaire ; et son influence, qui a été profonde sur
l'art de tout le demi-siècle dernier, est très loin d'avoir cessé aujourd'hui.
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